lundi 4 mars 2024

Les Ballets russes, avec films (Philharmonie de Paris - 28 Février 2024)

Pour raviver l'idée somme toute assez classique de jouer en suivant les trois ballets russes de Stravinski, il fut décidé de les accompagner par des films projetés au-dessus de l'orchestre. Le résultat n'est pas totalement convaincant, sans doute à cause des films choisis, qui tentent d'attirer l'attention vers eux au détriment de l'attention portée à la musique.

L'Oiseau de feu / Rebecca Zlotowski

"Constellations" de Zlotowski est en fait un remix de son film "Planetarium", où brillent en 4K les visages magnifiques de Natalie Portman et Lili-Rose Depp, dans une histoire de séduction, de magie, et de cinéma. Le rapport avec"L'Oiseau de feu", que l'Orchestre de Paris nous offre  dans de splendides couleurs et transparences, est circonstanciel et anecdotique. L'embrasement orchestral final, par exemple, n'a pas d'équivalent cinématographique : visuellement on reste dans la continuité, et scénaristiquement parlant, on ne comprend pas suffisamment les enjeux entre les personnages pour que les retrouvailles des deux héroïnes puisse nous bouleverser à la hauteur de la musique.

Petrouchka / Bertrand Mandico

Je suis surpris, et content, de finalement connaître aussi bien cette oeuvre, à en anticiper les rebonds et les brusques tournants. Le film : "La divergence des images", avec Nathalie Richard, propose sur deux écrans une histoire de défilé de mode fétichiste dans un sous-sol blafard, avec des relents d'abus divers ; mais la pire idée est d'ajouter des sous-titres, et là c'est le drame : écouter la musique ou lire les sous-titres (assez petits de mon rang dans les hauteurs) il faut choisir. Et comme l'image est fascinante par nature, elle gagne souvent, sans malheureusement ajouter grand-chose.

Le Sacre du printemps / Evangelina Kranioti

Pour la musique, Klaus Mäkelä conduit l'Orchestre de Paris avec toute la fougue de sa jeunesse (pas encore 30 ans), et c'est très bien. Le film quant à lui mélange plusieurs matériaux : des images élémentales, glace, feu, jungle, sans aucun doute ce qui fonctionne le mieux ; des images plus sociologiques, portraits ou foules, dont un impressionnant groupe d'enfants masqués en Hulk grimaçant, brandissant des poupons cloutés sur des perches ; et enfin, une sorte d'histoire de SDF découvrant les pouvoirs magiques d'un masque de carnaval (enfin, c'est ce que j'en ai compris).

A chaque fois que ces films tentent de raconter une histoire, elle entre en conflit avec l'histoire racontée par la musique, par d'autres moyens, qui obligent à devoir choisir quelle histoire on veut tenter de suivre. Des images sans narration, plus dans l'instant et dans la sensation, auraient sans doute mieux convenu ; de fait, ce sont les passages les plus "Bill Viola" du dernier film qui étaient les plus compatibles avec une écoute attentive et simultanée de l'orchestre. Pour le reste, l'image est surtout venu gâcher le plaisir apporté par la musique.

Ailleurs : Patrick Jézéquel


samedi 2 mars 2024

Hommage à Kaija Saariaho (Philharmonie de Paris - 15 Février 2024)

Kaija Saariaho - Aile du songe, pour flûte et orchestre de chambre

C'est ce soir la création française de cette version pour orchestre de chambre, et c'est l'EIC qui s'y colle, dirigé par Aliisa Neige Barrière, qui est la fille de Kaija Saariaho. J'aime beaucoup cette version, où on retrouve les couleurs rêveuses et les mystères vaporeux propres à Saariaho, avec l'élégance et la précision de l'EIC, au-dessus desquels plane et tournoie dans les airs Sophie Cherrier, impeccable comme d'habitude. 

Je ne sais si les tempi très ralentis (on passe de 18 minutes à près de 30 !) sont liés à cette version, ou au choix de la cheffe. Cela perturbe mes voisins qui tentaient de se repérer dans l’œuvre au temps passé, mais je valide, surtout pour "Aérienne" qui devient plus onirique ("Terrestre" aurait pu être plus tendu).

Jean Sibelius - Les Océanides

Place à l'Orchestre de Paris, et à Esa-Pekka Salonen. "Océanides", dit le livret, c'est comme la Mer de Debussy, mais dans un langage romantique tardif tonal ; autrement dit en version chiante. Je zappe.

Kaija Saariaho - Notes on Light, pour violoncelle et orchestre

Je n'accroche pas, ce soir. De ma place, l'orchestre est trop présent par rapport au violoncelliste, le dédicataire et fidèle Anssi Karttunen. Et pour résumer mon impression : tout est pesant, rien ne frémit.

Magnus Lindberg - Kraft

J'ai souvent entendu parler de cette oeuvre, sans comprendre pourquoi elle était si souvent évoquée, l'écoute sur disque me donnant le sentiment d'un truc assez bruyant et plutôt confus, comme tant d'autres.

Mais c'est une pièce qu'il faut vivre en concert, où cela devient une expérience autrement marquante ! Les musiciens qui changent de places et d'instruments, le charivari plus ou moins contrôlé, les soli qui parfois se superposent et se confrontent, les effets de spatialisation (purement orchestraux ou aidés par l'IRCAM), l'énergie qui pulse et déborde, on rejoint les meilleurs moments de Xenakis ou de Varèse ! Le livret cite le compositeur : "Seul l’extrême est intéressant, l'hypercomplexe combiné avec le primitif" ; on sent bien la tension entre ces deux pôles. Un grand et jouissif moment, que ni le CD ni même la vidéo ne peuvent retranscrire correctement.

Ailleurs : Olivier Brunel, Patrick Jézéquel. Le concert est disponible en vidéo pendant 6 mois.


mercredi 13 décembre 2023

Alexandra Grimal Trio (Le Triton - 2 Décembre 2023)

Après un tour dans la petite salle, ce soir c'est dans la grande que se produit Alexandra Grimal, à la tête d'un trio, avec Jozef Dumoulin au piano et autres claviers électroniques plus ou moins identifiables, et Yuko Oshima à la batterie, qu'elle utilise essentiellement comme un set de percussion. Jozef Dumoulin installe les climats et les structures musicales, parfois en accords joués au piano, parfois avec des nappes synthétiques, parfois en samplant et rejouant ses camarades, l'éventail des possibilités et des combinaisons est assez large. Alexandra Grimal alterne entre ses deux saxophones, avec toujours ses courtes phrases qui me semblent grimper et descendre des escaliers à toute vitesse, et son goût pour le silence quand il s'invite. Et Yuko Oshima multiplie les jeux, ici des éponges métalliques qui imitent la pluie, ici des bols posés en désordre sur les peaux des fûts, là un genou qui vient étouffer une résonance, là une baguette qui vient frapper la grosse caisse à contre-temps de la pédale.

Le livret prévenait : "Un trio d’une grande puissance, créant des paysages sonores aussi subtils et ténus que denses et abstraits, repoussant les limites pour décloisonner les formes d’improvisation, d’écriture et d’être ensemble." Et j'ai en effet la sensation d'un territoire inédit à défricher, avec des passages très calmes qui me rappellent ceux de Kankû (mais dont on profite bien mieux dans la parfaite sonorisation du triton...), des temps suspendus et lisses d'une belle plénitude (mais pas forcément sereins), et des éclats plus vifs et plus bruyants ; aussi, un trio qui ne cherche pas la fusion, mais peut-être plus la coexistence (où il y a de la connivence, mais pas de télépathie), chacun gardant son langage et son champ d'application, et s'acceptant dans les différences de style.

A quelques moments, Grimal chante, ça ressemble à des berceuses, où sa voix fragile émeut et excelle. Elle indique que c'est un nouveau groupe, un nouveau répertoire, mais n'est-ce pas presque systématiquement le cas avec elle ? On verra s'il y aura une réalisation discographique et une continuation de cette aventure ... A la sortie, quelques cacochymes habituels de la salle s'en vont furieux que ce n'était pas du "Vrai Jazz", et leur énervement me réjouit !

alexandra grimal trio Ailleurs : Damien

mercredi 15 novembre 2023

Jeanne Added - By Your Side (Philharmonie de Paris - 3 Novembre 2023)

C'est le premier concert de Jeanne Added dans le cadre de sa carte blanche à la Philharmonie cette année (elle reviendra deux fois), et elle commence par le plus habituel, présentant son dernier album, et un peu plus. En effet, deux heure trente n'est pas une durée classique pour elle, et pour habiter cette durée, elle a clairement découpé la soirée en trois parties, avec, et c'est la première fois que je la vois faire cela, des changements de tenue !

jeanne added à la philharmonie le 3/11/2023

On commence par une version un peu plus courte et un peu plus pêchue des concerts qu'elle a donnés l'an dernier pour la sortie de l'album (un des concerts tombés dans la période de silence de ce blogue). Même tenue noire, pantalon et haut moulant, même dispositif scénique avec des escaliers montant à un long balcon surplombant les musiciens poussés sur le bord de scène, mêmes chorégraphies avec les deux choristes. Elle enchaîne les morceaux les plus énergiques, positifs et dansants, parfois en medley, ou juste un peu allongés mais sans grands changements par rapport aux versions studios. C'est fichtrement efficace, et c'est impressionnant comme elle a construit en quelques années une ribambelle de tubes. Galvanisant et jouissif. Et fin du premier acte.

jeanne added à la philharmonie le 3/11/2023

Elle revient tout en rose, en robe avec de longues manches, mais en latex (ou genre latex). Girlie but queer ... Et rapidement, en chantant du Sinéad O'Connor (un titre que je ne connaissais pas), elle descent de scène, traverse la foule du parterre, s'installe sur une petite estrade au milieu du public, troque sa guitare électrique contre une guitare sèche, et se lance, en compagnie des deux choristes et de la claviériste dans une session acoustique, pleine de reprises, des titres les plus émouvants et lents, demandant à un moment au public de lui souffler les paroles, c'est détendu, intime, très touchant.

jeanne added à la philharmonie le 3/11/2023

Pour le troisième acte, retour sur scène, où les musiciens alignés prennent plus de place, et où les morceaux ont le plus été retravaillés, souvent plus secs, plus tranchants, plus longs. Un "It" puissant et rageur. Une version de "Lydia" de référence. Une énergie qui vient des tripes et qui donne envie de hurler. Un set sombre et lumineux, bouleversant. 

jeanne added à la philharmonie le 3/11/2023

Et c'est déjà la fin. Un titre en plus, comme ça, a cappella, je ne sais plus lequel, avec toute la troupe (désolé, pas de livret distribué, je n'ai pas trouvé leurs noms) et c'est terminé. 

Un concert somme, qui fonctionne comme un marqueur d'étape, déployant un univers musical mais aussi scénique, une ambition artistique et le plaisir de communiquer avec son public, qui trouve dans la grande salle de la Philharmonie (pleinement remplie) sa jauge idéale (et un son parfait).

Certains des concerts de sa nouvelle carrière souffraient d'une alternance un peu trop rapide entre les moments chauds et froids, lents ou rapides, entre le fun et le poignant. Ce soir, la division en parties bien distinctes permet de creuser successivement chacun des climats, et cela fonctionne à merveille. Sans doute son meilleur concert (post Jazz), et qui fera date.

Spotify : J'ai récupéré la liste des morceaux joués, qui montre que mes souvenirs sont déjà trompeurs ; pas grave, dans ces chroniques, la sensation m'est plus importante que la vérité. J'ai transcrit cette setlist en playlist.

lundi 13 novembre 2023

John Zorn - Masada & Beyond (Philharmonie de Paris - 2 Novembre 2023)

New Masada Quartet

A l'approche de ses 70 ans, John Zorn s'est offert une nouvelle version de son légendaire quartet, en changeant tout le monde, sauf lui-même. Si Jorge Roeder à la contrebasse et Kenny Wollesen à la batterie apportent certainement leur couleur particulière, le changement le plus visible est d'avoir échangé un trompettiste contre un guitariste - Julian Lage. Cela permet d'élargir le spectre musical, qui puise dans le même corpus musical, ritournelle klezmer que les stridences soudaines du saxophone font flamboyer, chaos ordonné de la main de Zorn qui guide les brusques arrêts et départs, berceuse, que sais-je, et puis soudain surgit un blues, que la guitare rend âpre et suintant bien comme il faut. C'est tout pareil que le prermier Masada, mais en différent, et on s'y sent chez soi, mais avec une nouvelle déco. Assez jubilatoire, en fait.

new masada quartet

Heaven and Earth Magick

C'est un quatuor bien coupé en deux. Aux extrémités, le pianiste Steve Gosling et la vibraphoniste Sae Hashimoto jouent sur partition, un jeu de boucles avec des ruptures, assez raffiné. Et au milieu, le batteur Ches Smith et le contrebassiste Jorge Roeder malaxent à l'improviste des rythmiques concassées. C'est  intéressant, on ne s'ennuie pas, mais je ne me relèverai pas la nuit pour ça.

heaven and earth magick

Simulacrum

On passe à du plus brutal. John Medeski à l'orgue, Matt Hollenberg à la guitare, Kenny Grohowski à la batterie. Du son lourd, mais finalement pas tant que ça. Le guitare joue parfois au bassiste, mais ne sature jamais vraiment. Le batteur pourrait remplir bien plus fortement son espace, et la frappe est souvent plutôt lente. C'est Medeski à l'orgue qui me semble le plus véhément. Bon, c'est  intéressant, on ne s'ennuie pas, mais je ne me relèverai pas non plus la nuit pour ça.

simulacrum

Spotify : Tzadik est revenu sur Spotify ! Je préfère le premier disque du New Masada Quartet au deuxième volume. Et Zorn affiche en 2023 une moyenne d'un nouvel album par mois ...

Ailleurs : Damien, qui aussi explique ici pourquoi le livret annonçait une Barbara Hannigan absente sans qu'on nous en dise un mot : elle était bien prévue, mais a chanté la veille la pièce prévue pour ce soir.

mercredi 1 novembre 2023

Nederlands Dans Theater – Tao Ye / Sharon Eyal & Gai Behar (Théâtre de la Ville - 21 Octobre 2023)

 Tao Ye - 15

15 danseurs et danseuses forment un triangle sur scène, et répètent une même phrase chorégraphique très énergique, avec frappes de corps et cris, tous synchrones, tous habillés pareil, les individualités presque complètement gommées (même si la position fixe des interprètes dans le triangle crée de facto une hiérarchie, avec un meneur en pointe et ceux du fond quasi invisibles depuis ma position dans le bas de la salle).

La musique adopte exactement la même démarche que la danse, elle évolue lentement, gardant son caractère de transe, et impulse ou suit les modifications chorégraphiques : passage au sol, puis de nouveau debout, performance physique remarquable de toute la troupe. Le plus grand changement a lieu vers la fin, où les interprètes glissent le long des cotés du triangle, brisant ainsi la hiérarchie évoquée précédemment.

C'est plus impressionnant qu'émouvant, cela dit. Une démonstration de force, mais qui porterait quel discours ?

Nederlands Dans Theater – Tao Ye / 15

Sharon Eyal & Gai Behar - Jakie

La scène est tout aussi vide que précédemment, mais il y a un jeu sur les lumières plus complexe et subtil, avec du brouillard qui crée des premiers et des arrières plans. On a toujours une troupe, là aussi tous habillés pareils, mais il y a toujours des exceptions, des solistes détachés, et une exacerbation des différences de morphologie : ainsi au départ, on semble voir un géant parmi des lutins. 

Les scènes sont presque oniriques, quoique très physiques et exigeantes, il y a plus de poésie, de mystère, de tensions dramatiques. Je retrouve par moments des sensations forsythiennes de mouvements paradoxaux issus du corps de façon inattendue. Il se pourrait qu'une histoire soit racontée, que je n'ai pas comprise - mais qui m'a happé quand même.

Nederlands Dans Theater – Sharon Eyal & Gai Behar / Jakie

Ailleurs : Jean-Frédéric Saumont