dimanche 13 février 2005

Jan Lauwers Needcompany - La chambre d'Isabella (Théâtre de la Ville - 11 Février 2005)

Difficile de passer après cet article d'Intimédia...
Avec pas mal de retard, du à l'occupation (pacifique) du théâtre par le collectif des sans-papiers, et après un de leurs discours usuels dans ce genre de circonstance, les comédiens s'installent sur scène, face au public, suivis de Jan Lauwers, qui nous les présentent, ainsi que leur rôle, avec une bienvenue pointe d'auto-dérision.
Il y a donc Isabella, à qui Viviane De Muynck, muse depuis longtemps de Lauwers, prête son vorace appétit de vivre, sa force féroce, son humour décapant ; autour d'elle gravitent ses parents, supposement adoptifs, ses amants les plus marquants, son cerveau représenté par deux danseuses, ainsi que sa zone érogène.
Isabella nous raconte sa vie, son enfance dans un phare, sa mère qui meurt de mélancolie, son père qui sombre dans l'alcool, son amant Alexandre, qui deviendra fou après Hiroshima, son amant Frank, qui est son propre petit-fils ... Une traversée du siècle, trajectoire individuelle singulière qui croise quelques grands mouvements et de plus menus détails (l'envoi d'un chien vers la lune, l'album de Ziggy Stardust ...).

Mais cette riche matière n'est pas traitée dans un contexte historique ou sociologique. Lauwers semble plus intéressé par de constants aller-retours entre des modes différents de présence sur scène, par des mélanges de toutes sortes. Zurban cite John Cage : "il faut au moins cinq sources d'énergie pour passer une bonne soirée". Elles y sont, surement.
Il y a les objets, d'abord. Le père de Lauwers collectionnait l'art Africain. Les masques, statuettes, pendentifs, et autres pénis de baleine pétrifiés, encombrent les quelques tables qui font l'essentiel du décor.
Le récit, et les voix. Isabella raconte sa vie. Il y aura des dialogues, des scènes théâtrales "normales". Mais la colonne vertébrale de la pièce, c'est le monologue de De Muynck, directement et ouvertement dirigé vers le spectateur. Parfois en français, parfois en anglais (sous-titré), les autres mèleront leurs accents nombreux dans une belle polyphonie, toujours compréhensible (ce n'est pas toujours le cas lorsque des danseurs prennent la parole).
Les corps, et la danse. En complément du texte, un ou plusieurs personnages se mettent à danser, parfois dans le récit (le père d'Isabella qui organisait des fêtes, et séduisait sa femme en dansant), le plus souvent non (les explications des deux hémisphères). Danse toute en sinuosités, en contorsions sensuelles, que chacun traduit dans son tempérament (le père, Benoît God, gros nounours au corps lourd, au visage jouant à l'abruti, et moonwalkant avec une grace aérienne ; le prince du désert, dévoilant son torse poilu en des mouvements "iguanesques" ; un des cerveaux, tout en athlétisme vengeur, l'autre tout en féminité vaporeuse).
La musique, et le chant. Autre complément/interruption. Hans Petter Dahl et Maarten Seghers ont composé des ritournelles obsédantes, que tous les acteurs prennent en choeur, ou en canon, "We are going on and on and on", ou "What a waste of time is pain", trop naïf pour être honnête.
Le théâtre. Seul le théâtre permet avec un tel naturel de basculer du particulier au collectif, de discuter avec les morts parce qu'ils sont encore sur scène, de passer des espaces réels de la salle et de la planche aux espaces évoqués par le récit, de mélanger les niveaux de représentation et de réalité, sans que cela ne choque ni même n'étonne.

Et tout ça pour quoi ? Dans la plaquette de présentation, Jean-Marc Adolphe explique que "pour Jan Lauwers, le monde est devenu obscène : une fiction mensongère qui se repaît d'illusions anesthésiantes mais engendre en sourdine la pire violence." Et ce spectacle serait quoi, un "soyons heureux malgré tout" ? Je ne crois pas. Isabella apprend qu'elle est issue d'un viol, que son enfance était batie sur des mensonges meurtriers, elle voit mourir ses parents et ses amants, elle devient aveugle, et pourtant jamais elle ne pleure, jamais elle ne craque, parce que, chante-t-elle, la douleur est une perte de temps ! Cette perte d'humanité, plutôt, est peut-être plus au coeur de ce récit, qui demanderait alors "quel est le prix du bonheur".
Mais donner des leçons n'est certainement pas le but de Lauwers. Texte complexe, personnages plus grands que nature, riche mise en scène, le charme opère en plein, et à chacun d'y puiser ce qu'il peut y trouver.

Mise à jour : La chanson "Rock'N'Roll Suicide" de David Bowie sert pour l'enterrement de Frank, le dernier amant d'Isabella. Je la mets dans le radio "Pot-Pourri" (histoire qu'elle mérite bien son nom, enchaîner Bowie et Schönberg, hum...).

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