jeudi 16 mai 2024

Jeanne Added - The Joni Mitchell Songbook (Philharmonie de Paris - 21 Aril 2024)

Sur la scène se déploie en arc de siècle la petite troupe d'accompagnateurs de luxe de cette soirée : le saxophoniste et arrangeur Vincent Lê Quang, le pianiste Bruno Ruder, la contrebassiste Sarah Murcia, le violoncelliste Vincent Courtois, et le guitariste Marc Ducret. Et au centre, Jeanne Added, dans une longue robe blanche qui malgré les apparences ne l’empêchera pas de sauter un peu partout quand l'envie lui prendra.

Ce qui me frappe d'abord, c'est l'humilité et le respect des reprises. On est loin des exercices de funambule de "Yes is a pleasant country" où le matériel de départ était découpé et remonté au gré des émotions. Ici, les musiciens, pourtant tous éminents improvisateurs facilement radicaux, sont d'abord au service des chansons, qui sont magnifiquement arrangées par Vincent Lê Quang, et livrées avec une sincérité totale par Jeanne Added, dont la voix reproduit avec maestria la fluidité virevoltante, libre et d'allure si naturelle, de Joni Mitchell. Contrebasse et violoncelle nous font oublier l'absence de batterie ou percussion, piano et guitare parfois s'amusent à déguiser de mystère les introductions, mais se restreignent à ne pas flamboyer outre mesure quand la mélodie vocale commence.

C'est là la limite de l'exercice : un peu plus de folie aurait peut-être été la bienvenue. On la sent poindre dans l'ultime chanson, un bouleversant "Both Sides Now", où les solos se font plus tranchants, et où la voix de Jeanne Added retrouve certains phrasés plus personnels.

Mais avant cela, "Free Man in Paris", "Woodstock", "River", tout est beau, au bord des larmes mais avec un grand sourire, un grand bonheur.

jeanne added - joni mitchell songbook 

Ailleurs : Maxim François, Damien

vendredi 10 mai 2024

Boris Charmatz + TanzTheater Wuppertal - Liberté Cathédrale (Théâtre du Châtelet - 7 Avril 2024)

Après la mort de Pina Bausch, c'est Boris Charmatz qui a repris les rênes de la troupe de Wuppertal, et voici leur première création, qui est née dans une église, avant d'être reprise dans un hangar industriel, et ce soir dans un théâtre du Châtelet totalement reconfiguré pour l'occasion, avec une scène qui empiète largement sur le parterre, et est entouré de toute part de gradins, tandis que seuls les premiers rangs des étages sont occupés.

liberté cathédrale - avant

Dans cet espace redéfini au milieu des spectateurs, les danseurs et danseuses s'engouffrent dans une explosion de danse assez chaotique, ça court, ça se croise, ça crie, ça chante, peu à peu les interjections vocales s'organisent en phrases musicales - du Beethoven, mais je n'ai pas reconnu, et de toute façon est-ce important ?

Les tableaux suivants (il y en a 4 au total) creusent une dialectique ensemble / seuls, et peut-être ordre / chaos, mais je ne me suis jamais senti interpellé, ou même invité à entrer dans une réflexion ou une contemplation. Les corps s'agitent, beaucoup, sans rien proposer de vraiment spectaculaire ou novateur, en figures parfois isolées, parfois en collisions, parfois en groupes plus organisés. Le public est pris à partie, de façon parfois agressive, et sans qu'on puisse tout suivre ou tout comprendre, puisque de ma place je ne peux vraiment voir que quelques-unes de ces interactions. Un texte sur "aucun homme n'est une île" est récité, comme s'il était particulièrement important. Au silence succède une pièce d'orgue saturée (de Phill Niblock).

Bref, les costumes raffinés ont disparu (à la place, tenues de sport ou trucs bizarres), le patchwork de personnalités marquantes a disparu (il n'y a personne que je pourrais identifier la prochaine fois), la danse a disparu (au profit de gestuelles juxtaposées, dont n'émane rien). Flop.

liberté cathédrale - après

Ailleurs : Amélie Bertrand, Marie Gracia

dimanche 24 mars 2024

EIC - Ombres et lumières (Cité de la Musique - 21 Mars 2024)

Kaija Saariaho - Couleurs du vent

Pièce de 9 minutes pour flûte solo, on y sent passer le souffle de la vie, dans une respiration parfois anxieuse, mais en quête de lumières.Une improvisation écrite en quelques jours dans un climat d'émotions intenses, dit Saariaho dans le livret. Et ça transparaît bien. Emmanuelle Ophèle excelle, as usual.

Michaël Levinas - Les Voix ébranlées / Prière d'insérer

Mais d'où sortent ces sons ? Levinas explique organiser "les voix ébranlées" en une passacaille, puis un choral, où la passacaille reste en arrière-fond. Le climat est très étonnant, où on ressent cette forme très classique, mais totalement déguisée par une altération des échelles et des spectres, pour donner quelque-chose de flottant, d'étrangement familier mais énigmatique et fantomatique, bref, c'est assez captivant.

"Prière d'insérer" est un postlude apaisant qui ressemble à une berceuse, un peu plat en comparaison.

Kaija Saariaho -Semafor

Saariaho change sa façon d'écrire pour cette pièce. Moins de glissandi et d'envols, plus d'ostinatos percussifs et de progressions à marche forcée. Le résultat ne me convainc guère, on perd en poésie onirique sans gagner grand-chose en échange.

Frédéric Durieux - Theater of Shadows II

En création mondiale , cette oeuvre de 15 minutes fait son effet ! Volontiers spectaculaire, pleine de bruits et de fureurs, mais soigneusement contrôlée par la cheffe Marzena Diakun, elle fait défiler de nombreux épisodes, au gré d'un instrumentarium très diversifié (dont des tuyaux - mais l'EIC a l'habitude ...). J'aurais aimé être en meilleure forme pour en apprécier encore davantage les charmes bigarrés et puissants.

ombres et lumières

Ailleurs : Jérémie Bigorie

 

lundi 4 mars 2024

Les Ballets russes, avec films (Philharmonie de Paris - 28 Février 2024)

Pour raviver l'idée somme toute assez classique de jouer en suivant les trois ballets russes de Stravinski, il fut décidé de les accompagner par des films projetés au-dessus de l'orchestre. Le résultat n'est pas totalement convaincant, sans doute à cause des films choisis, qui tentent d'attirer l'attention vers eux au détriment de l'attention portée à la musique.

L'Oiseau de feu / Rebecca Zlotowski

"Constellations" de Zlotowski est en fait un remix de son film "Planetarium", où brillent en 4K les visages magnifiques de Natalie Portman et Lili-Rose Depp, dans une histoire de séduction, de magie, et de cinéma. Le rapport avec"L'Oiseau de feu", que l'Orchestre de Paris nous offre  dans de splendides couleurs et transparences, est circonstanciel et anecdotique. L'embrasement orchestral final, par exemple, n'a pas d'équivalent cinématographique : visuellement on reste dans la continuité, et scénaristiquement parlant, on ne comprend pas suffisamment les enjeux entre les personnages pour que les retrouvailles des deux héroïnes puisse nous bouleverser à la hauteur de la musique.

Petrouchka / Bertrand Mandico

Je suis surpris, et content, de finalement connaître aussi bien cette oeuvre, à en anticiper les rebonds et les brusques tournants. Le film : "La divergence des images", avec Nathalie Richard, propose sur deux écrans une histoire de défilé de mode fétichiste dans un sous-sol blafard, avec des relents d'abus divers ; mais la pire idée est d'ajouter des sous-titres, et là c'est le drame : écouter la musique ou lire les sous-titres (assez petits de mon rang dans les hauteurs) il faut choisir. Et comme l'image est fascinante par nature, elle gagne souvent, sans malheureusement ajouter grand-chose.

Le Sacre du printemps / Evangelina Kranioti

Pour la musique, Klaus Mäkelä conduit l'Orchestre de Paris avec toute la fougue de sa jeunesse (pas encore 30 ans), et c'est très bien. Le film quant à lui mélange plusieurs matériaux : des images élémentales, glace, feu, jungle, sans aucun doute ce qui fonctionne le mieux ; des images plus sociologiques, portraits ou foules, dont un impressionnant groupe d'enfants masqués en Hulk grimaçant, brandissant des poupons cloutés sur des perches ; et enfin, une sorte d'histoire de SDF découvrant les pouvoirs magiques d'un masque de carnaval (enfin, c'est ce que j'en ai compris).

A chaque fois que ces films tentent de raconter une histoire, elle entre en conflit avec l'histoire racontée par la musique, par d'autres moyens, qui obligent à devoir choisir quelle histoire on veut tenter de suivre. Des images sans narration, plus dans l'instant et dans la sensation, auraient sans doute mieux convenu ; de fait, ce sont les passages les plus "Bill Viola" du dernier film qui étaient les plus compatibles avec une écoute attentive et simultanée de l'orchestre. Pour le reste, l'image est surtout venu gâcher le plaisir apporté par la musique.

stravinski et grand écran

Ailleurs : Patrick Jézéquel


samedi 2 mars 2024

Hommage à Kaija Saariaho (Philharmonie de Paris - 15 Février 2024)

Kaija Saariaho - Aile du songe, pour flûte et orchestre de chambre

C'est ce soir la création française de cette version pour orchestre de chambre, et c'est l'EIC qui s'y colle, dirigé par Aliisa Neige Barrière, qui est la fille de Kaija Saariaho. J'aime beaucoup cette version, où on retrouve les couleurs rêveuses et les mystères vaporeux propres à Saariaho, avec l'élégance et la précision de l'EIC, au-dessus desquels plane et tournoie dans les airs Sophie Cherrier, impeccable comme d'habitude. 

Je ne sais si les tempi très ralentis (on passe de 18 minutes à près de 30 !) sont liés à cette version, ou au choix de la cheffe. Cela perturbe mes voisins qui tentaient de se repérer dans l’œuvre au temps passé, mais je valide, surtout pour "Aérienne" qui devient plus onirique ("Terrestre" aurait pu être plus tendu).

Jean Sibelius - Les Océanides

Place à l'Orchestre de Paris, et à Esa-Pekka Salonen. "Océanides", dit le livret, c'est comme la Mer de Debussy, mais dans un langage romantique tardif tonal ; autrement dit en version chiante. Je zappe.

Kaija Saariaho - Notes on Light, pour violoncelle et orchestre

Je n'accroche pas, ce soir. De ma place, l'orchestre est trop présent par rapport au violoncelliste, le dédicataire et fidèle Anssi Karttunen. Et pour résumer mon impression : tout est pesant, rien ne frémit.

Magnus Lindberg - Kraft

J'ai souvent entendu parler de cette oeuvre, sans comprendre pourquoi elle était si souvent évoquée, l'écoute sur disque me donnant le sentiment d'un truc assez bruyant et plutôt confus, comme tant d'autres.

Mais c'est une pièce qu'il faut vivre en concert, où cela devient une expérience autrement marquante ! Les musiciens qui changent de places et d'instruments, le charivari plus ou moins contrôlé, les soli qui parfois se superposent et se confrontent, les effets de spatialisation (purement orchestraux ou aidés par l'IRCAM), l'énergie qui pulse et déborde, on rejoint les meilleurs moments de Xenakis ou de Varèse ! Le livret cite le compositeur : "Seul l’extrême est intéressant, l'hypercomplexe combiné avec le primitif" ; on sent bien la tension entre ces deux pôles. Un grand et jouissif moment, que ni le CD ni même la vidéo ne peuvent retranscrire correctement.

Ailleurs : Olivier Brunel, Patrick Jézéquel. Le concert est disponible en vidéo pendant 6 mois.


mercredi 13 décembre 2023

Alexandra Grimal Trio (Le Triton - 2 Décembre 2023)

Après un tour dans la petite salle, ce soir c'est dans la grande que se produit Alexandra Grimal, à la tête d'un trio, avec Jozef Dumoulin au piano et autres claviers électroniques plus ou moins identifiables, et Yuko Oshima à la batterie, qu'elle utilise essentiellement comme un set de percussion. Jozef Dumoulin installe les climats et les structures musicales, parfois en accords joués au piano, parfois avec des nappes synthétiques, parfois en samplant et rejouant ses camarades, l'éventail des possibilités et des combinaisons est assez large. Alexandra Grimal alterne entre ses deux saxophones, avec toujours ses courtes phrases qui me semblent grimper et descendre des escaliers à toute vitesse, et son goût pour le silence quand il s'invite. Et Yuko Oshima multiplie les jeux, ici des éponges métalliques qui imitent la pluie, ici des bols posés en désordre sur les peaux des fûts, là un genou qui vient étouffer une résonance, là une baguette qui vient frapper la grosse caisse à contre-temps de la pédale.

Le livret prévenait : "Un trio d’une grande puissance, créant des paysages sonores aussi subtils et ténus que denses et abstraits, repoussant les limites pour décloisonner les formes d’improvisation, d’écriture et d’être ensemble." Et j'ai en effet la sensation d'un territoire inédit à défricher, avec des passages très calmes qui me rappellent ceux de Kankû (mais dont on profite bien mieux dans la parfaite sonorisation du triton...), des temps suspendus et lisses d'une belle plénitude (mais pas forcément sereins), et des éclats plus vifs et plus bruyants ; aussi, un trio qui ne cherche pas la fusion, mais peut-être plus la coexistence (où il y a de la connivence, mais pas de télépathie), chacun gardant son langage et son champ d'application, et s'acceptant dans les différences de style.

A quelques moments, Grimal chante, ça ressemble à des berceuses, où sa voix fragile émeut et excelle. Elle indique que c'est un nouveau groupe, un nouveau répertoire, mais n'est-ce pas presque systématiquement le cas avec elle ? On verra s'il y aura une réalisation discographique et une continuation de cette aventure ... A la sortie, quelques cacochymes habituels de la salle s'en vont furieux que ce n'était pas du "Vrai Jazz", et leur énervement me réjouit !

alexandra grimal trio Ailleurs : Damien